Mains, fils, ciseaux
Norbert Czarny
Arléa, 2003
« Quand un fils de rescapés de la Shoah
remonte le fil de leur histoire »
« Avant que tout s’éparpille, se disperse et disparaisse, je collecte, je ramasse, je grappille et je glane », écrit l’auteur dans les dernières pages de ce livre en fragments non chronologiques, qui rend hommage à son père, né en Pologne en 1925, déporté pendant la Seconde Guerre mondiale, et mort en 2018, après avoir enregistré son histoire sur un « cassettophone ». Ouvert sur des « Voix », et surtout celles de ses parents, le livre émeut par cette restitution de ce qui ne peut pas vraiment l’être : le souvenir des disparus morts sans sépulture dans les camps, la vie précaire de ceux que rien ne peut réparer, pas même la décision de l’Allemagne fédérale de « dédommager les esclaves qui avaient survécu ». Le père parle de nombreuses langues. « Il parle le polonais de son pays natal, de ses parents, de ses amis, du prêtre qui sans doute dirigeait l’école. Il parle le yiddish. Il a entendu l’allemand que son père pratiquait à Berlin lorsqu’il apprenait son métier de tailleur. Il entendra et obéira à cet allemand hurlé, cet allemand devenu langue de la destruction, langue traduite en insultes, en gifles et en coups. Il apprendra l’anglais, ou plutôt cet américain à la fois triomphant et désinvolte qu’on parle entre deux bouffées de Camel ou en mâchant un chewing-gum. Il apprendra le français pour dire à celle qu’il aime les mots qui comptent. Il apprendra l’hébreu, assez en tout cas pour acheter une glace, un saucisson ou des tranches de pastrami. Des rudiments de russe aussi, pour deviser avec les vieux copains du Country, "héros de l’Union soviétique" et tenants du hareng-vodka matinal. » Norbert Czarny, critique littéraire, ne veut pas parler à la place de son père qui parlait tant. Il préfère le silence de l’écriture. Pour être à la hauteur de « l’ordinaire d’un cauchemar qui dure », qu’il a trouvé dans le témoignage de son père, c’est à l’écriture qu’il se fie : « Je n’aurais pas pu parler pour lui. J’ai pris du papier et un stylo. Ce silence me convient. »
Rien n’est pourtant simple ni acquis dans ce livre, et déjà son existence, car il fallait trouver une forme qui fût fidèle à des destins aussi chaotiques, quand l’intime est broyé par l’Histoire, à laquelle il est emmêlé dans des liens de sang et de terreur. Dora, la mère de l’auteur, à qui il dédie son livre, a échappé à la déportation, contrairement à son père : « Dora n’a jamais connu de retrouvailles. Elle a appris par des témoins ce qui était arrivé à son père en juillet 42. Face à ce qu’il voyait, entendait, il n’avait pas espéré et s’était jeté contre les barbelés d’Auschwitz. Une vie plus tard, épouse aimée, mère, grand-mère et plus encore, elle est restée l’orpheline qui n’a nulle tombe sur laquelle se recueillir. » Comme avec les ciseaux de son père, l’auteur coupe les fils de la chronologie et de la linéarité pour composer un livre par éclats, où parfois des mains se tendent pour aider et sauver, comme si, après les souffrances endurées par ses parents, il devait en passer par ce qu’Annie Ernaux appelle « la douleur de la forme » pour avoir le droit de leur rendre hommage et voir son livre paraître : « Ces pages, ces récits minutieux truffés d’indications de lieux, remplis de noms propres, peuplés d’innombrables figurants, ont fini à la trappe. Je me rappelle cet éditeur me disant de façon brutale que des manuscrits comme le mien, il en lisait vingt par mois. Il avait raison : ces récits occupent des rayons entiers dans les bibliothèques et les librairies. J’ai essuyé d’autres refus. J’ai tout abandonné et voulu oublier. » Le livre qu’on tient entre ses mains est donc lui aussi une sorte de rescapé, quand aucune réparation ne peut venir consoler une séparation. Ayant hérité de son père, chez qui « rares sont les phrases qu’il prononce au premier degré », le sens de l’ironie et de la dérision, l’auteur refuse le pathos, l’exhibition, l’explication. Tout est suggéré, infiniment pudique et touchant dans ces courts chapitres traversés par toute l’horreur du XXe siècle, qui semble couler sur le nôtre : « Les va-nu-pieds, les errants et fugitifs, les spectres marchent en un flux incessant, et nous regardons ailleurs. » Paru dans la collection « La Rencontre », ce livre fait se croiser Dora Bruder, l’héroïne du roman de Patrick Modiano, paru en 1997, et Dora Haber, la mère de l’auteur, qui habitait comme elle 41, boulevard Ornano. Elle lui demande à chacun de ses appels s’il a lu ce livre. « Elle sait pourtant que ce récit est notre talisman ou notre mot de passe. Les enfants comme elle se rassurent en répétant. »
Le livre de Norbert Czarny se lit lentement, tant il est dense et demande des retours en arrière, des trajets de chapitre en chapitre. Il est plein de détails très émouvants, de scènes désespérantes et de raisons d’espérer, comme des mains qui se tendent, dans ce chant d’amour qui est aussi un exploit d’écriture.
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Cette chronique est parue dans le numéro 50